mardi 27 décembre 2011

Hommage à Revel

Le retour vers l'agence de location, l'aéroport et la France ne sont qu'anecdote. Nous avons beaucoup dépensé à San Francisco pour un résultat mitigé. La ville est beaucoup plus jolie que Los Angeles, et les manifestations excentriques que nous avons cru y découvrir ne sont après tout que l'expression d'une tolérance chère à la nation américaine. Mais la ville n'est pas sympathique pour autant. Nous avons la déplaisante impression de ne pas être à notre place ici. Serions-nous trop imbus de notre vieille Europe ?

Il est vrai que nous n'avons pas eu le temps de nous habituer à cette cité ; il est tout aussi manifeste qu'elle n'a pas su en retour nous séduire au premier regard. Je compare à une autre grande ville de liberté, Amsterdam, qui nous avait enchantés de l’instant même où nous y avions mis les pieds. Pourquoi Amsterdam et pas San Francisco ? Comment se fait-il que la métropole californienne provoque chez nous ce malaise ténu ? Nous n'avons pas la réponse.

On ne peut nier que le nombre d'indigents (oui, j’évite d’employer l’affreux sigle en trois lettres à la mode chez nous depuis trois ou quatre lustres) surprend dans la ville américaine. Encore faut-il savoir distinguer les clochards des citoyens habillés de chiffons ou d'oripeaux peu conformistes parce qu'ils en ont fait le choix. Bien malin qui saurait distinguer les uns des autres d’un simple coup d’œil. Mais il y a un réel problème de misère et de violence ici. Tous les guides mentionnent des quartiers à éviter le soir tombé. Le Routard explique pourquoi l’on trouve tant de homeless à San Francisco : les refuges et autres centres de soins spécialisés ont été fermés par un ancien gouverneur de Californie appelé Ronald Reagan, jetant dans la rue une population désemparée.

Voilà une tare de plus pour un homme politique que nous avons pris la coutume de considérer comme une sorte d’handicapé mental léger, un cow-boy d’opérette ajoutant la malfaisance à l’inculture. Les Américains, eux, le prennent pour l’un de leurs meilleurs présidents. Qui a raison ? Poser le débat est difficile. Il est délicat en France de faire admettre que la politique reaganienne n’a pas été que désastreuse. Elle aurait même, paraît-il, donné quelques résultats positifs.

L’explication du Routard sur les homeless de San Francisco semble bien légère, étant donné que Reagan a cessé d’être gouverneur de Californie en 1975. Cela fait près de quatre décennies. Que dirions-nous d’un guide touristique en langue anglaise qui, en pointant le nombre de sans-abris à Paris, désignerait sans ambages Michel Durafour, ministre du travail sous Valéry Giscard d’Estaing, comme responsable de cette situation ? Je ne prétends pas exonérer les hommes politiques de leurs responsabilités, je cherche simplement à souligner un réflexe qui désigne sans coup férir un coupable selon des a priori. Car enfin, que s’est-il passé à San Francisco de 1975 à aujourd’hui pour que la misère continue à y prospérer à ce point ? La vérité est que l’on dénombre depuis cette date autant de Démocrates que de Républicains au poste de gouverneur de l’Etat. Il faudrait donc être bien peu exigeant pour se contenter de la réponse toute faite « Reagan libéral, donc Reagan coupable ». D’une façon plus générale, je pense qu’un certain anti-américanisme ordinaire oriente notre façon de comprendre ce pays.

J’avance une expérience personnelle. Quelques jours avant le voyage, je consulte mon médecin généraliste pour garnir la traditionnelle trousse à pharmacie. En me tendant l’ordonnance, la jeune praticienne ajoute d’un air entendu : « vous la laisserez dans vos bagages à côté de vos médicaments, sinon ils peuvent vous faire des problèmes au contrôle. Vous savez, hein, les Américains… » Elle me regarde avec un sourire entendu tout en levant les yeux au ciel. J’ai pourtant dans l’idée que le contrôle des substances transportées n’est pas absolument déraisonnable de la part d’un pays soumis avec constance aux assauts terroristes. Mais je ne vais pas me lancer maintenant dans une pénible argumentation. Je sais combien il est difficile de remettre en cause des habitudes tenaces. Je me souviens de ma propre affliction à la première lecture en 2003 de l’Obsession anti-américaine de Jean-François Revel. Quand je repris ce livre quelques mois ensuite pour l’examiner de plus près, je commençais à mesurer la valeur ses arguments tout en savourant mieux son style féroce, pétri de références culturelles et historiques. Après une troisième lecture, je rendis les armes, vaincu. Je pris ce jour-là la décision de lire tout Revel, un projet réalisé depuis lors avec enthousiasme. Tout en me remémorant cet épisode, je tends la main pour récupérer l’ordonnance. Le docteur continue à sourire et je sacrifie alors à la contrepartie traditionnelle de son invite, en baissant les paupières dans un mouvement d’épaules complice. Je ne suis pas fier de cette petite lâcheté, mais il est des sujets sur lesquels il est préférable de passer l’éponge – à moins de vouloir animer, disons, une soirée de réveillon trop terne.

Dans le même ordre d’idées, un ami très cher, informaticien de talent et de solide culture scientifique, veut me faire partager son hilarité au sujet de Sarah Palin pour qui les hommes auraient côtoyé les dinosaures. En riant avec lui, je me demande s’il faut lui faire remarquer que ses propres croyances en un être divin faiseur de miracles, auquel il souscrit dur comme fer, sont respectables au même point que celles de madame Palin.

Moi qui examine ces idées de l’extérieur, je considère qu’elles procèdent d’une même volonté de croire, et non pas de savoir. D’une part l’opinion, d’autre part la connaissance. Et le fait qu’une opinion soit la plus respectable du monde ne lui octroie pas une once de véracité pour autant.

L’un de mes collègues de bureau se met à pouffer : il vient de lire qu’une forte proportion d’Américains croit aux fantômes. Pourtant, lui-même ne passe pas une seule journée de son existence sans consulter l’horoscope. Le choix est vaste, notre presse nationale ne se privant pas d’inonder ses lecteurs d’interprétations du zodiaque et de thèmes astraux, sans que cela ne semble soulever de sous-entendus goguenards sur notre crédulité. Celui qui croit aux fantômes est-il moins lucide que celui qui s’imagine déceler « les grandes lignes de son avenir » dans l’œuvre complète d’Elisabeth Teissier ?

Les pratiques de la foi, au sens large du terme, ne semblent pas beaucoup moins vivaces dans notre pays qu’aux États-Unis. Nous n’avons pas la conscience nette des crédos que nous appliquons, par conviction, mimétisme ou paresse intellectuelle, dans notre vie de tous les jours. Il suffit pourtant de consulter les rayonnages consacrés aux anges gardiens, à la divination par les runes ou à l’homéopathie dans n’importe quelle librairie d’importance moyenne. Faut-il voir dans cette profusion l’indice d’une lucidité exacerbée dont nous, Français, pourrions faire la publicité aux autres nations ?

Ce sont là des croyances inoffensives, dira-t-on. Sans doute. Mais celle du redneck pour qui le soleil tourne autour de la Terre l’est tout autant.